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Corneille, Le Cid, Acte I, Scène 5 : commentaire de texte

Don Diègue
Rodrigue, as-tu du cœur ?

Don Rodrigue
Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

Don Diègue
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.

Don Rodrigue
De quoi ?

Don Diègue
D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :

D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie :
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est…

Don Rodrigue
De grâce, achevez.

Don Diègue
Le père de Chimène.

Don Rodrigue
Le…

Don Diègue
Ne réplique point, je connais ton amour ;
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour.
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge.

Corneille, Le Cid, Acte I, Scène 5

Introduction

Le Cid est l'œuvre la plus célèbre de Pierre Corneille. Cette tragi-comédie en vers s’inspire d’une pièce du dramaturge espagnol Guillén de Castro, Les Enfances du Cid, parue en 1631. Elle évoque un épisode de la vie du héros médiéval Rodrigue Diaz de Bivar. Elle a donné lieu à un événement majeur de l'histoire de la littérature : la querelle du Cid.

Le début de la pièce de Corneille nous apprend que Don Diègue et Don Gormas veulent marier leurs enfants, Rodrigue et Chimène, qui sont amoureux l’un de l’autre. Mais le roi choisit Don Diègue comme précepteur de son fils, ce qui attise la colère de Don Gormas. Il gifle le vieil homme. Ce dernier confie à Rodrigue le soin de le venger de cet outrage. A la scène 5 de l’acte I, Don Diègue explique à son fils ce qu’il attend de lui.

Nous pouvons nous interroger sur le mécanisme permettant la mise en place du dilemme cornélien. Nous analyserons tout d’abord la relation entre Don Diègue et son fils, puis nous montrerons dans quelle mesure le code de l’honneur nobiliaire sert de moteur à l’action théâtrale. Nous étudierons enfin la mise en place du dilemme tragique.

I - Analyse de la relation entre Don Diègue et Rodrigue


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La scène 5 de l’acte I du Cid nous permet d’appréhender la relation entre Don Diègue et son fils Rodrigue. Corneille explore dans cette scène non seulement la psychologie des deux personnages, mais aussi la manière dont ils interagissent dans la pièce.

Construction du dialogue

Nous pouvons tout d’abord observer la construction du dialogue, qui est révélatrice de la relation entre Rodrigue et Don Diègue. Le spectateur connaît déjà la demande que le vieil homme va faire à son fils, dans la mesure où elle lui a été présentée dans le monologue de Don Diègue, à la scène précédente. Le père s’est donc préparé et a mûri ce qu’il va dire à Rodrigue. Il est conscient du sacrifice qu’il lui demande, puisque la vengeance aura pour conséquence de rompre le mariage avec Chimène.

Après une entrée en matière rapide, constituée de deux répliques courtes, la scène est dominée par les tirades de Don Diègue, tandis que Rodrigue parle peu. Sa dernière réplique se réduit d’ailleurs à un seul mot, ce qui montre l’émotion, mais aussi le choc, face à une situation qui le laisse sans voix. C’est donc le père qui a l’initiative dans la scène. Conscient de ce qu’il exige, il repousse cependant la mention précise à l’auteur de l’affront dans la deuxième partie du texte, attendant que Rodrigue lui arrache pour ainsi dire le nom comme un aveu

On notera que Don Diègue ne nomme pas le Comte, mais utilise une périphrase, “le père de Chimène”, mettant ainsi en valeur les données du dilemme sur lequel nous reviendrons. 

Une relation père / fils empreinte de formalisme

La relation entre le père et le fils apparaît comme empreinte de formalisme et de distance. Le respect est marqué par l’utilisation des pronoms personnels : ainsi, Rodrigue vouvoie son père, tandis que Don Diègue tutoie son fils. Le vouvoiement est à comprendre comme un signe de respect et de hiérarchie, habituel à l’époque de Corneille.

Les deux premières répliques nous offrent un aperçu rapide de la relation. Lorsque Don Diègue demande à son fils s’il “a du cœur", c’est-à-dire du courage, il tend d’emblée à le piéger pour pouvoir plus aisément obtenir son consentement ultérieur. On aura compris qu’il s’agit d’une fausse question, purement rhétorique, puisque le fils tient à ce que son père le respecte et l’admire.

Cette volonté de plaire se retrouve dans la réponse de Rodrigue : “Tout autre que mon père // L’éprouverait sur l’heure.” Le jeune homme y marque non seulement son attachement à Don Diègue, qui peut lui faire des remarques qu’il n’accepterait de personne d’autre, mais aussi sa volonté de prouver son courage

Au fil de la scène, Rodrigue comprend quel sacrifice son père lui demande. A aucun moment, cependant, il ne contredit Don Diègue. Sa seule protestation est pour écourter le supplice, lorsqu’il supplie son père de révéler l’objet de sa vengeance.

*

Les forces en présence dans la scène sont en déséquilibre. Le fils ne peut répliquer à son père, le poids des conventions sociales l’en empêche. Le spectateur ne sait donc pas réellement quel est le sentiment de Rodrigue sur le sujet abordé, ni même s’il accepte de venger son père. Le dernier vers suggère cependant que le refus ne sera pas toléré : “va, cours, vole, et nous venge.” En effet, le code de l’honneur impose à Rodrigue de se battre contre le père de Chimène.

II - Le code de l’honneur comme moteur de l’action

Pour convaincre son fils de la nécessité d’agir et de se battre en duel contre Don Gormas, le père va employer deux stratégies argumentatives complémentaires. Il s’appuie tout d’abord sur le code de l’honneur en usage pour démontrer que Rodrigue a l’obligation morale de combattre, sans quoi sa réputation sera ternie. Ensuite, Don Diègue présente la vengeance comme un devoir filial, indispensable à l’honneur de la famille.

L’argument du sang

Le terme “sang” revient de manière répétitive, presque obsessionnelle, dans le discours de Don Diègue. Il convient de le comprendre à plusieurs niveaux. Au sens premier, lorsque Don Diègue affirme : “je reconnais mon sang”, il présente la vengeance comme une affaire de famille. Rodrigue doit combattre pour rétablir l’honneur des siens, que Don Gormas a souillé en giflant son père. 

L’argument du sang mêle donc étroitement l’affection filiale et l’obligation sociale. Rodrigue doit combattre parce qu’il est l’héritier de son père : alors que Don Diègue, en raison de son âge, ne peut plus se charger de défendre lui-même l’honneur de la famille et l’éclat de son nom, c’est à son fils de le remplacer : “L’insolent en eût perdu la vie ; // Mais mon âge a trompé ma généreuse envie.” Pour Don Diègue, il importe peu que ce soit lui l’offensé, l’affront salit aussi son fils : “à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel “. 

Le chantage affectif

Mais sur le fond, il s’agit avant tout d’un chantage affectif. Nous avons vu que pour Rodrigue, il est important que son père soit fier de lui. Il se présente au début de la scène comme soucieux de satisfaire Don Diègue en tous points. C’est ce souhait de plaire à son père que Don Diègue exploite dans son argumentation. Dans sa première tirade, il emploie ainsi plusieurs termes mélioratifs pour encourager la “colère” de Rodrigue, qu’il qualifie de “noble “ et “agréable”. 

Dans le même ordre d’idée, Don Diègue souligne que l’épreuve qu’il impose à son fils est de nature à tester sa valeur, puisque l’adversaire est de taille et qu’il lui “donne à combattre un homme à redouter”. En d’autres termes, le père donne au fils l’occasion de prouver sa valeur et de faire ses débuts en tant que héros. 

L’éloge de l’héroïsme guerrier

Le code de l’honneur social et nobiliaire exige de Rodrigue qu’il se montre à la hauteur de ses ancêtres et en particulier de Don Diègue : “Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.” C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la longue présentation de Don Gormas et de ses vertus guerrières :  “Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière, // Porter partout l’effroi dans une armée entière.” 

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Loin de chercher à faire peur à Rodrigue, cette évocation a pour objectif de lui montrer l’opportunité qu’il y a pour lui de défier un guerrier redoutable, afin de pouvoir se faire un nom à son tour. “Brave soldat”, “grand capitaine”, homme de “valeur” qui a “rompu cent escadrons”, Don Gormas est un exemple à suivre. 

L’honneur est plus important que la vie et Don Diègue a parfaitement conscience qu’il envoie peut-être son fils à la mort face à ce type d’adversaire. “Meurs ou tue” résume sa position de manière lapidaire : Rodrigue doit sauver l’honneur en combattant, et il est peu important qu’il vive ou meure.

*

Les valeurs guerrières, le culte de l’héroïsme et de l’honneur sont caractéristiques des pièces de Corneille. Elles peuvent sembler assez difficile à concevoir pour un spectateur d’aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins que le dramaturge transpose le code de l’honneur de son siècle en le mêlant aux valeurs médiévales caractéristiques de l’époque où se déroule l’intrigue.

III - La mise en place du dilemme cornélien

Le tragique s’appuie chez Corneille sur la mise en place d’un dilemme auquel est soumis le héros. La scène 5 de l’acte I introduit ce dilemme. A la scène suivante, dans les stances, Rodrigue en explore les implications, au fil d’un long monologue

Les données du dilemme

Le dilemme est un conflit intérieur. Dans les pièces de Corneille, le héros est soumis à un choix impossible, ce qui suscite le tragique. En effet, quel que soit l’option qu’il retient, il est perdant. C’est le cas de Rodrigue dans Le Cid. Si le héros obéit à son père et provoque Don Gormas en duel, il peut soit le battre et vivre, soit être vaincu et mourir. Cette option est d’ailleurs clairement explicitée par Don Diègue, ainsi que nous l’avons montré plus haut. Dans tous les cas, elle conduira à la rupture de la promesse de mariage. 

A l’inverse, si Rodrigue refuse de combattre pour rétablir l’honneur de sa famille, il risque également de perdre Chimène. En effet, le code social impose que Don Gormas choisisse pour époux de sa fille un homme qui soit digne d’elle, ce que Rodrigue ne serait pas, s’il passe pour un lâche. Don Diègue lui rappelle que celui “qui peut vivre infâme est indigne du jour”. 

On retrouve donc dans Le Cid le conflit entre le devoir et l’amour, cher aux pièces de Corneille. La dimension tragique découle de l’impossibilité du choix. Comme nous l’avons montré, il importe peu que Rodrigue choisisse le devoir envers son père et la vengeance ou son amour pour Chimène, son destin est scellé.

La fausse alternative

Si l’on considère le dilemme cornélien sous cet angle, on comprend qu’il s’agit d’une fausse alternative, purement illusoire. C’est d’ailleurs ce que suggèrent les tirades de Don Diègue. Nous les avons examinées ci-dessus dans une perspective argumentative. En réalité, elles sont plutôt explicatives : le père explique à son fils les données sociales et morales, tout en lui montrant que sa voie est toute tracée. 

La conclusion de la scène est de ce point de vue d’une grande clarté. “Je ne te dis plus rien”, dit Don Diègue, parce qu’il estime avoir tout dit. Ses explications laissent alors la place à une série d’ordres : “Venge-moi, venge-toi ; Montre-toi digne fils d’un père tel que moi” ou encore “Va, cours, vole, et nous venge.” 

Corneille accumule les impératifs et montre par là à quelles forces son personnage est soumis. Rodrigue hérite d’un devoir de vengeance comme il hérite de l’épée de son père, qui symbolise la noblesse de la famille et l’affront qui ne peut être lavé que par le sang : “ce fer que mon bras ne peut plus soutenir, // Je le remets au tien pour venger et punir.” En plus d’être une obligation morale et une dette d’honneur, l’épreuve que Don Diègue impose à son fils est présentée comme un acte de justice, comme le montre l’emploi du verbe “punir”. 

La dépersonnalisation de Rodrigue

La personnalité de Don Diègue apparaît comme monolithique. Il impressionne et ne dévie à aucun moment de ses convictions et de ses valeurs. En face, Rodrigue est peu présent, presque effacé ou inexistant. Ce n’est, nous l’avons dit, qu’à la scène suivante que le spectateur aura une présentation de son état intérieur et de ses sentiments. A la scène 5, on l’entend à peine. Ses paroles se tarissent. Mais surtout, il se trouve dans une situation où son père lui dénie le droit d’exister en tant que personne indépendante.

Il hérite du devoir de vengeance, et en quelque sorte de l’affront de Don Gormas. La honte de son père rejaillit sur lui. Don Diègue le voit tout au long de la scène comme un prolongement de lui-même “Je reconnais mon sang à ce noble courroux ; // Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.” On note ici l’omniprésence de la première personne. Le père désigne d’ailleurs son fils comme “mon sang”, affirmant ainsi une sorte de possession

Différents parallélismes montrent que Rodrigue n’existe qu’en fonction de la réputation et de l’héritage de son père, par exemple  “Venge-moi, venge-toi”. Rodrigue semble donc totalement soumis aux contraintes de son héritage, ce qui rend le dilemme purement formel et illusoire.

Conclusion

Le Cid est l’une des pièces les plus emblématiques de Corneille. On y retrouve en particulier le dilemme tragique auquel est soumis Rodrigue. Le choix entre le devoir et l’amour est néanmoins formel. En tant que héros en devenir, Rodrigue ne peut que suivre la voie du devoir. 

Les tirades de Don Diègue visent certes à la persuasion, mais on peut aussi les comprendre comme un enseignement. Les contraintes morales et sociales, tout comme le code de l’honneur de la chevalerie, imposent la conduite. Le fils n’est à aucun moment vraiment libre. 

De plus, en tant que personnage tragique, il doit épouser son destin. La thématique de la valeur guerrière qui parcourt le passage renvoie autant à la légende du Cid et de ses victoires contre les Maures qu’à la fatalité.

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