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Portrait de Giton, Les Caractères, La Bruyère : commentaire de texte

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que  médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il  continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit  du talent et de l’esprit. Il est riche.

Portrait de Giton, Les Caractères, VI, 83.

Moraliste du XVIIe siècle, La Bruyère est connu principalement pour Les Caractères, un recueil de portraits satiriques dans lesquels l’écrivain écharpe les défauts de ses contemporains. Le portrait de Giton, le riche, s’inscrit dans un diptyque. La Bruyère l’oppose à Phédon, le pauvre, pour construire dans ce portrait une sorte d’allégorie de la fortune.

Comment l’évocation de Giton permet-elle à La Bruyère de dénoncer la prépondérance de l’argent sur la vertu dans la société de son temps ?

C’est ce que nous verrons en analysant la structure de ce portrait, avant de nous pencher sur l’attitude assurée de Giton. Nous montrerons enfin comment La Bruyère développe sa critique morale.

I – La structure du portrait


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Les portraits de La Bruyère se distinguent par leur concision. Cette brièveté riche de sens est considérée comme une vertu à l’époque classique. À la concision, l’écriture de La Bruyère ajoute d’ailleurs les qualités de clarté et de rigueur.

Les différentes facettes du portrait de Giton

Le portrait de Giton présente plusieurs facettes. Ainsi, l’écrivain brosse rapidement les principaux traits physiques. En grossissant ces traits, il s’appuie sur les ressorts de la caricature. Cet aspect du portrait recouvre la première phrase et est donc volontairement bref. 

La partie centrale du texte est consacrée au comportement de Giton et se présente comme une suite de gestes et d’actions coutumières. Elle s’étend de « il parle avec confiance » à « par audace ». Il s’agit en quelque sorte du portrait social de Giton. La Bruyère consacre ensuite une phrase à résumer le caractère de Giton, qui se déduit de son attitude : c’est le portrait psychologique

Enfin, la conclusion du texte « il est riche » donne la solution de l’énigme et identifie le personnage à sa situation sociale et financière. Il faut savoir que les portraits de La Bruyère se présentent sous la forme d’un ensemble de devinettes comme la bonne société de l’époque en raffolait. On imagine une pause avant cette dernière phrase, pour laisser le temps aux auditeurs de formuler leurs hypothèses.

Structure du portrait

Les choix stylistiques de l’auteur permettent de rythmer et de structurer les différentes étapes du portrait. Ainsi, le personnage n’est nommé qu’au début. Le nom figure en tête de la première phrase, ce qui constitue l’organisation habituelle dans Les Caractères. Tout au long du portrait, le pronom personnel de la troisième personne, « il », vient rappeler de qui il est question. Le texte est construit de manière à constituer une boucle, qui met en parallèle les deux propositions qui l’encadrent : « Giton a le teint frais » et « il est riche ». 

Le lecteur comprend que le nom du personnage n’est pas particulièrement important. Il sert principalement à le distinguer au début du portrait et à permettre d’identifier le portrait dans la table des matières des Caractères. C’est aussi une allusion au Satyricon de Pétrone, où l’on trouve aussi un personnage nommé Giton.

La répétition anaphorique du pronom personnel de la troisième personne vient structurer le portrait et imprimer un rythme spécifique aux différentes phrases qui le composent. Le pronom « il » est omniprésent. Giton ne se retrouve que très rarement en position d’objet, avec un pronom complément : « tous se règlent sur lui » ou encore « on l’écoute […], on est de son avis. » Le rythme est rapide, composé d’une accumulation d’énoncés brefs dont Giton est le sujet. Le lecteur comprend aisément que le personnage attire à lui toute l’attention. D’ailleurs, les autres n’ont pas d’identité et se résument au pronom indéfini « on ». 

Avec « Giton », La Bruyère compose un portrait concis et dense, s’appuyant sur des effets de rythme et des répétitions qui soulignent la place centrale du personnage dans la société.

II – Un personnage sûr de lui, objet de tous les regards

Le portrait physique de Giton et l’évocation détaillée de son comportement permettent à La Bruyère d’évoquer un personnage qui se distingue par son assurance. Nous apprendrons à la fin du texte que c’est l’argent qui le rend sûr de lui, pour ne pas dire dominateur. 

Le portrait physique

Les différents textes des Caractères s’ouvrent sur un portrait physique, souvent bref. C’est le cas dans le portrait de Giton. Une phrase, composée d’une longue énumération, suffit à La Bruyère pour dessiner l’apparence physique de son personnage. Cette évocation débute par le visage, puis progresse vers le bas le long du corps pour évoquer la marche, et donc les jambes. Plutôt que de construire un portrait minutieux, La Bruyère préfère mettre en évidence des détails caractéristiques. 

Certains sont typiquements d’ordre physique, comme la mention du « teint frais » ou « des joues pendantes ». Le lecteur comprend que Giton doit à sa richesse l’air d’être en bonne santé. Tout évoque l’abondance, voire l’embonpoint, ce que viennent confirmer « le visage plein »,  les « épaules larges » et « l’estomac haut ». La structure du passage s’appuie sur un nom, puis un adjectif. Elle se répète pour suggérer une accumulation et donner son unité à l’énumération.

Giton apparaît donc comme un personnage physiquement imposant et La Bruyère associe ce physique avec le premier portrait moral, lorsqu’il évoque « l’œil assuré » et « la démarche ferme et délibérée ». C’est donc non seulement la richesse, mais surtout le fait d’être bien nourri qui explique, selon La Bruyère, l’assurance du personnage.

L’attitude de Giton en société

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L’attitude de Giton en société reflète cette assurance. Le passage central du portrait prend d’ailleurs la forme d’une scène de théâtre, comme si Giton était continuellement en représentation. C’est le sens qu’il faut donner à la longue évocation de la gestuelle du personnage. Son attitude est significative de son caractère et annonce donc, pour une large part, le portrait moral. Il faut par ailleurs garder à l’esprit que dans la société du XVIIe siècle, il est important de se faire voir, de se faire admirer. Sa situation financière prédispose Giton à être le centre de l’attention. 

Il fait d’ailleurs tout pour retenir ou susciter cette attention. C’est le sens qu’il faut accorder à la théâtralité de ses gestes, « qu’il déploie un ample mouchoir » ou qu’il « se mouche avec grand bruit ». La Bruyère s’amuse de la gestuelle de son personnage, qu’il met en valeur par des parallélismes : « il crache fort loin, et il éternue fort haut ». Giton est omniprésent et prend plus de place que les autres. Il veut toujours être au centre et c’est pourquoi « il tient le milieu en se promenant avec ses égaux. » La position n’est pas choisie au hasard, mais de manière à mettre en valeur sa situation sociale.

La dimension théâtrale de Giton se confirme dans l’épisode final, que La Bruyère détaille en dépit de la brièveté de portrait, parce qu’il s’agit, là encore, d’une attitude symbolique : de « s’il s’assied » à « avec audace », l’auteur présente un à un les gestes de Giton, comme au ralenti. Le personnage prend tout son temps et ménage ses effets.

L’influence de Giton sur les autres est déterminante et il est le moteur de la société qui se rassemble autour de lui. C’est ce que montre La Bruyère à l’aide de deux parallélismes humoristiques : « il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche. » En d’autres termes, « tous se règlent sur lui ».

Volontiers dominateur, Giton règne sur une petite société que le portrait ne nous présente pas. Les autres personnages sont effacés, réduits à l’anonymat. L’importance de Giton n’en est que plus grande. 

III – Le portrait moral

Le portrait moral transparaît déjà, nous l’avons dit, à travers les traits physiques. Il se déduit surtout du portrait social et du comportement de Giton face aux autres. La Bruyère le résume dans l’avant-dernière phrase du texte, avant de conclure sur la cause de ce comportement, la richesse.

Une phrase en forme de critique morale

L’avant-dernière phrase du portrait rassemble, à proprement parler, le portrait moral. Mais surtout, elle nous présente une critique des riches. La phrase elle-même est remarquable, par ses effets de rythmes et sa construction. Le lecteur apprend ainsi que Giton « est enjoué » et « grand rieur ». En d’autres termes, il aime s’amuser et rire aux dépens des autres. Ces deux indications, qui se situent au début du portrait moral, sont ambivalentes : elles peuvent être comprises comme des traits de caractère positifs, mais la suite de l’énumération vient les corriger. Ainsi, on découvre que Giton se met facilement en « colère » et qu’il est « impatient ».

Cette partie du portrait est composée de huit qualificatifs, organisés selon le principe de l’accumulation, du positif au négatif. Le lecteur constate rapidement que le négatif domine. La moralité de Giton est douteuse, puisqu’il est « libertin », un trait de caractère que l’époque classique réprouve. Il se mêle de « politique », mais aussi « d’affaires » sur lesquelles il reste « mystérieux ». 

Enfin, la seconde partie de la phrase, séparée par un point virgule, explicite l’adjectif « présomptueux » : Giton est imbu de lui-même, ce dont témoigne d’ailleurs son comportement en société, ainsi que nous l’avons vu. Mais La Bruyère le confirme lorsqu’il explique que Giton « se croit du talent et de l’esprit. »  C’est dans ce passage surtout que réside la charge critique, puisque le moraliste suggère qu’il ne suffit pas d’avoir de l’argent pour être intelligent ou doué.

Le comportement de Giton en société confirme la critique morale

La fin du portrait confirme en réalité ce dont le lecteur a eu l’intuition en observant à travers les yeux du moraliste le comportement de Giton en société. Ainsi, on peut remarquer que le riche ne s’intéresse qu’à lui et pense avoir toujours raison : « il ne goûte que médiocrement » ce qu’un autre « lui dit ». 

Il pense être de bonne compagnie, mais en réalité, c’est un paresseux, pour ne pas dire un parasite, qui ne fait que dormir. Là encore, on notera un parallélisme, comme il y en a beaucoup dans ce portrait : « Il dort le jour, il dort la nuit. » Mais surtout, « il ronfle en compagnie », signe de son mépris pour autrui et de sa mauvaise éducation, tolérée en raison de sa richesse.

La Bruyère nous fait le portrait d’un personnage à qui tout est permis, parce que les autres acceptent son comportement. Ainsi, Giton « interrompt » les autres lorsqu’ils parlent, mais « on ne l’interrompt pas ». Là encore, le parallélisme est riche de sens et met en évidence la contradiction de la situation. Le moraliste évoque dans le même passage la servilité des courtisans, qui écoutent Giton « aussi longtemps qu’il veut parler », qui sont « de son avis » et qui croient « les nouvelles qu’il débite ».

Conclusion

Peu vertueux, dépourvu de talent et en grande partie d’éducation, Giton doit le pouvoir qu’il a sur les autres à son argent. Dans ce texte, La Bruyère fait donc la satire des riches de son temps, volontiers prétentieux et insupportables. Arrogant, méprisant, Giton présente aussi de nombreux vices. Son seul mérite semble être sa richesse et nous sommes donc très loin de l’idéal aristocratique de vertu.

Ce portrait est construit pour être lu en diptyque avec celui de Phédon, le pauvre. C’est pour La Bruyère l’occasion d’analyser le fonctionnement d’une société dans laquelle l’argent tient une place croissante. Pour y parvenir, il utilise deux personnages antithétiques, qui se retrouvent l’un en haut, l’autre en bas de l’échelle sociale.

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