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Molière, Dom Juan, Acte I, Scène 1 : commentaire de texte

Pièce la plus connue de Molière, mais aussi la plus énigmatique, Dom Juan s’intéresse au personnage du célèbre séducteur et à son châtiment. L’intrigue est inspirée d’une pièce du dramaturge espagnol Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla.

Dans l'œuvre de Molière, Don Juan est flanqué d’un valet haut en couleurs, Sganarelle. C’est lui que nous découvrons dans la scène d’exposition, en compagnie du valet de Dona Elvire, Gusman. Les deux domestiques nous offrent un aperçu de la situation au lever de rideau, ainsi qu’une première présentation du personnage titre. 

Comment Molière tire-t-il parti du dialogue des valets pour fournir au spectateur les informations utiles à l’exposition ? Pour répondre à cette problématique, nous examinerons tout d’abord les données de la scène d’exposition, puis le portrait de Don Juan par Sganarelle. Nous nous intéresserons enfin au personnage du valet et à sa relation avec son maître.


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I - Une scène d’exposition plus originale et complexe qu’il n’y paraît

Au premier abord, la scène d’exposition de Dom Juan semble très classique. Molière confie fréquemment cette première scène à des valets, avec pour mission de fournir au spectateur toutes les informations nécessaires à la bonne compréhension de la pièce.

C’est dire toute l’importance que le dramaturge accordait à la peinture des petites gens. Mais cette scène d’exposition est en réalité plus originale et plus complexe qu’il n’y paraît.

Les personnages

On attend d’une scène d’exposition qu’elle nous présente les personnages principaux. C’est le cas de cette scène où nous trouvons un portrait de Don Juan par son valet. Molière utilise ici un procédé traditionnel du théâtre classique du XVIIe siècle : ce procédé consiste à présenter le protagoniste en repoussant son arrivée sur scène. En d’autres termes, on pique la curiosité du spectateur par un mécanisme d’attente. 

La scène est encadrée par deux tirades de Sganarelle, la première consacrée au tabac, la seconde à Don Juan. C’est après cette dernière tirade que Don Juan entre en scène. Le second personnage important se présente lui-même, ou plutôt, le spectateur le découvre au fil du dialogue avec Gusman : il s’agit du valet Sganarelle, qui entretiendra tout au long de la pièce une relation à la fois conflictuelle et dévouée avec son maître Don Juan. 

La présence de Gusman se justifie, quant à elle, par les informations qu’il apporte sur Dona Elvire, que Don Juan a séduite puis abandonnée. Le personnage lui-même n’est pas particulièrement développé et sert surtout de faire valoir à Sganarelle. Valet de comédie stéréotypé, Gusman fait apparaître plus nettement  l’originalité de son interlocuteur. 

L’intrigue

L’intrigue de la pièce commence à nous être présentée à la fin de la tirade sur le tabac. L’interlocateur de Sganarelle est Gusman, valet de Dona Elvire. Nous apprenons qu’Elvire, abandonnée par Don Juan, vient pour le retrouver.

Sganarelle évoque “son voyage en cette ville” et estime que la démarche “produira peu de fruit”.  En effet, Dona Elvire sera, selon lui, “mal payée de son amour”, et il importe peu que Don Juan l’ait épousée.  En d’autres termes, Sganarelle fait comprendre à Gusman que son maître n’a pas l’intention d’honorer sa promesse, puisqu’un “mariage ne lui coûte rien à contracter”. 

Tout au long de la pièce, Don Juan fuit ses obligations à l’égard de Dona Elvire. La fuite de Don Juan constitue l’intrigue centrale et le moteur de l’action. Molière compense la dimension dramatique par une tonalité comique : cette dernière réside dans le personnage de Sganarelle et dans les expressions utilisées par le valet, comme les énumérations hyperboliques : “un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique” ou les affirmations excessives et absurdes : “toi, son chien et son chat” ou encore la mention du “loup-garou”. 

La première scène a aussi pour fonction d’introduire le thème du libertinage, central dans la pièce. Le refus de Don Juan de respecter le code moral et son besoin constant de séduire sont présentés de manière répétitive. La pièce a donc une dimension de critique sociale, Molière mettant en cause le comportement des nobles de son époque, qui se comportent en libertins au lieu de montrer l’exemple.

Originalité de la scène

La scène 1 remplit les principales fonctions d’une exposition théâtrale. Néanmoins, elle est plus originale et créative qu’il n’y paraît au premier abord. Ainsi, l’éloge du tabac peut surprendre. S’agit-il d’une digression ? En réalité non, puisque la tirade dans laquelle se lance Sganarelle aborde une question d’actualité. Elle explore une addiction nouvelle, qui se répand. C’est au XVIe siècle, avec les Grandes Découvertes, que le tabac arrive en Europe. Au XVIIe siècle, il commence à être plus largement apprécié en France.

A travers la tirade de Sganarelle, Molière critique une manie sociale. Mais le goût du valet pour le tabac peut aussi être mis en parallèle avec l’addiction de Don Juan à la séduction. C’est d’autant plus vrai que Sganarelle attribue au tabac des vertus fantaisistes, puisque selon lui, “il réjouit et purge les cerveaux humains” ou permet de “devenir honnête homme”. 

En d’autres termes, consommer du tabac permettrait sans doute à Don Juan de renoncer à son comportement libertin en se conformant à une mode bien innocente, voire bénéfique. La tirade peut aussi être comprise comme un témoignage sur le goût de Sganarelle pour les plantes médicinales et la médecine, métier qu’il exercera ponctuellement dans la pièce.

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L’originalité de cette exposition réside donc dans la construction de la scène, qui met en parallèle l’éloge du tabac et la critique de Don Juan. Le passage tire aussi sa force du portrait croisé du maître et du valet.

II - Portrait de Don Juan en libertin

La scène d’exposition est destinée à retenir l’attention du spectateur et à préparer l’arrivée sur les planches de Don Juan. Le portrait de son maître en libertin effectué par Sganarelle permet de créer un effet d’annonce. L’arrivée de Don Juan est d’emblée mise en valeur.

Le valet critique son maître, dont il fait l’incarnation du mal

Le portrait de Don Juan par Sganarelle est un portrait à charge. Le valet critique son maître, dont il fait en quelque sorte l’incarnation du mal. On peut alors se demander pour quelle raison Sganarelle demeure auprès de Don Juan. Si l’aspect financier est évidemment important, il ne justifie pas à lui seul de demeurer auprès d’un personnage que l’on n’estime pas ou que l’on craint. 

L’une des explications de ce phénomène réside dans la fascination qui transparaît dans le portrait à charge. Si Sganarelle est aussi négatif, c’est visiblement qu’il jalouse son maître. A plusieurs reprises dans la pièce, il cherchera ainsi à imiter Don Juan. C’est d’ailleurs ce qu’il fait en partie dans la scène d’exposition, en se présentant face à Gusman comme un maître de l’oral, capable de discourir habilement. Le décalage entre ses objectifs et son niveau de langue introduit un effet comique.

La seconde explication est plus traditionnelle, puisque les valets de comédie parlent toujours mal de leurs maîtres lorsque ces derniers sont absents. On trouve ainsi un champ lexical dépréciatif, avec plusieurs périphrases : “un diable, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un méchant homme.” Don Juan a une personnalité tyrannique et se comporte en “vrai Sardanapale”, plutôt qu’en gentilhomme : c’est un “grand seigneur méchant homme”, qui abuse de sa position sociale.

Un comportement libertin

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Don Juan nous est présenté comme un libertin. Le libertinage de moeurs se manifeste dans son manque de respect à l’égard de l’institution du mariage, puisqu’il s’agit d’un “épouseur à toutes mains”.

Il remet en cause les conventions sociales, ce que montre par exemple l’énumération “dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne”. Pour Don Juan, il n’est pas important de demeurer dans des relations de classe. Le niveau social des femmes qu’il séduit lui importe peu. En ce sens, il se place en porte à faux par rapport aux moeurs nobiliaires.

De même, Sganarelle compare son maître à un animal : Don Juan est selon lui une “véritable bête brute”, ce qui souligne qu’il suit des instincts primitifs et rejette la civilisation. Pour le XVIIe siècle classique, l’honnête homme devrait à l’inverse tout faire pour juguler ses passions et dominer ses instincts. 

Don Juan, libre-penseur

Mais le libertinage de Don Juan ne s’exprime pas qu’à travers un comportement qu’on pourrait qualifier d’anti-social. En effet, le maître de Sganarelle est aussi un libre-penseur. Le valet souligne son athéisme, puisque Don Juan “ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes”. 

Dans ce passage, Sganarelle annonce le célèbre épisode de la profession de foi de l’athée Don Juan. Le valet formule des accusations fortes concernant le manque de foi de son maître. Don Juan “ne croit ni Ciel, ni saint, ni Dieu” et manifeste un refus total de la religion. De même, il remet en cause les croyances populaires et les superstitions, chères à Sganarelle, comme le “loup-garou”. A l’inverse de son valet, Don Juan est un rationaliste.

*

La scène d’exposition de Dom Juan met en scène un valet qui fait un portrait à charge de son maître. Par ce biais, Molière présente une première fois son personnage. Le portrait effectué par Sganarelle a pour pendant l’autoportrait de Don Juan à la scène suivante. Les deux portraits ne se contredisent d’ailleurs pas dans les faits, mais plutôt dans l’interprétation qui en est faite, puisque ce qui est un défaut selon Sganarelle est une vertu selon Don Juan.

III - La dynamique maître / valet

A la scène 1 de l’acte I, Molière met en place la relation maître / valet qui contribue à la dynamique d’ensemble de la pièce. L’exposition nous informe également sur la relation entre Don Juan et Sganarelle.

La relation du maître et du valet, ressort de la pièce

Les valets ont toujours une importance particulière dans les pièces de Molière. En particulier, ils contribuent la plupart du temps à la réussite des entreprises de leurs maîtres. Mais ils peuvent aussi se venger en leur jouant de mauvais tours.

Dans Dom Juan, cependant, la relation est plus exclusive, presque intime. Sganarelle est le confident de son maître et l’accompagne dans toutes ses aventures, jusqu’à ce que la mort les sépare, pourrait-on ajouter. Au-delà des plaintes finales de Sganarelle sur les gages qu’il ne touchera plus après le châtiment de Don Juan, on sent bien que le valet ressent une douleur réelle à la mort de son maître. 

Tout au long de la pièce, leur relation est explorée. Elle se développe au fil de dialogues et de débats, montrant par exemple comment Sganarelle tente de convertir son maître, qu’il veut sauver, en le faisant renoncer à son libertinage. De son côté, Don Juan apparaît comme une sorte d’enseignant, qui fait auprès de Sganarelle la promotion de la libre-pensée. 

Le duo Sganarelle / Don Juan contribue donc pour une large part à la dynamique et à l’intérêt de la pièce. Il permet aussi à Molière de construire la dimension argumentative de l'œuvre, puisque l’auteur y débat en quelque sorte des systèmes de valeur de son temps, tout en faisant l’apologie de la figure de l’honnête homme, exact contraire du libertin.

Caractère de Sganarelle

Le caractère de Sganarelle est typique d’un valet de Molière. Ainsi, nous le voyons critiquer son maître en l’absence de ce dernier. Il apparaît comme soucieux de se protéger, par exemple lorsqu’il dit “par précaution”. Ses révélations à Gusman sont faites sous le sceau du secret, “inter nos”. Si Gusman les répète, Sganarelle niera : “je dirais hautement que tu aurais menti.” Il n’assume donc pas ses paroles, ni ses convictions. 

Sganarelle nous apparaît comme un menteur, un hypocrite et un valet peureux. Néanmoins, il nous faut comprendre qu’il cherche surtout à se protéger de la colère de Don Juan et qu’en tant qu’homme du peuple, il doit aussi veiller à conserver son emploi. La scène se termine abruptement par l’arrivée de Don Juan : ‘‘le voilà qui vient se promener dans ce palais (...), séparons-nous”.

Tout au long de la scène, Sganarelle cherche par ailleurs à se faire valoir face à Gusman. C’est lui qui parle tout le temps, centrant son discours sur la première personne. Son portrait à charge de Don Juan vise autant à témoigner des crimes de son maître qu’à attirer l’attention et à susciter l’intérêt. Sganarelle se présente enfin comme victime de son maître : “il faut que je lui sois fidèle.” A l’image de nombreux valets de théâtre, il aime attirer l’attention, ce qui peut être compris comme une tentative de compenser son insignifiance sociale.

Un personnage comique

Par tous ces traits de caractère, Sganarelle apparaît comme un valet de Molière assez typique, même si son portrait est bien plus précis et approfondi que celui d’autres valets de comédie. Toujours est-il qu’il contribue à donner sa dimension comique à une pièce au sujet tragique : au fil des scènes, les signes que Don Juan n’échappera pas à son destin s’accumulent. Sganarelle suscite des périodes de détente, qui conviennent au genre choisi par Molière, celui de la tragi-comédie, en faisant rire le spectateur.

On peut observer dans cette scène la présence du comique de langue, avec l’utilisation d’un langage familier. Lorsque Sganarelle emploie le registre pathétique pour évoquer sa souffrance au service d’un maître si mauvais, il fait plus rire qu’il ne suscite la pitié.

La remarque “il me fait voir tant d’horreurs que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où” est à la fois imprécise et absurde, d’autant que le valet ne fait à aucun moment mine de quitter son maître. Bien au contraire, il semble avide de suivre ses frasques libertines, comme s’il était au spectacle. Sa connaissance approfondie de Don Juan montre qu’il l’a accompagné à de nombreuses reprises. De manière générale, il apparaît comme une sorte de double grotesque de Don Juan.

Le valet témoigne par ailleurs d’une foi qui repose principalement sur la peur, par exemple lorsqu’il évoque “le courroux du Ciel”. Il est croyant par crainte d’être puni et non par une foi véritable. Comme nous l’avons dit, il est adepte des superstitions populaires.

Conclusion

La première scène de la pièce permet à Molière d’introduire les personnages principaux, en particulier Don Juan et Sganarelle. Le dramaturge y présente aussi l’intrigue et la thématique de l'œuvre.  La pièce s’ouvre ainsi sur un portrait à charge, haut en couleurs, du séducteur libertin. Elle présente aussi un personnage comique, le valet Sganarelle. 

A l’inverse de ses pièces classiques, comme Tartuffe ou Le Misanthrope, Molière adopte ici une perspective baroque, qui fait alterner gravité et ridicule. Les deux protagonistes, Sganarelle et Don Juan, incarnent à merveille ces deux tendances. 

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